L’HYDROMANE
L’hydromane vit dans l’angoisse de mourir de soif et il fait des provisions d’eau. Sa cave à vins est impressionnante, mais ce n’en est pas une, toutes les bouteilles sont remplies d’eau, cachetées de ses propres mains, rangées par millésimes.
L’hydromane est tourmenté par le gaspillage de l’eau. C’est comme ça que tout a commencé sur la lune, en son temps… « L’eau ? À quoi bon économiser l’eau ? Nous en avons assez pour des éternités ! » Alors, on laissait les robinets à moitié ouverts, ils n’arrêtaient pas de goutter, et on prenait un bain tous les jours. C’était une race imprévoyante, ceux de là-haut. Et où cela les a-t-il menés ? Quand on a reçu les premiers rapports de la surface lunaire, l’hydromane était tout excité. Il avait toujours su que cela tenait à l’eau, les hommes de la lune avaient péri à cause de leur gaspillage d’eau. Il l’avait dit un peu partout, et les gens riaient et le prenaient pour un fou. Mais maintenant, maintenant on avait été là-haut et on pouvait le voir noir sur blanc, et même en couleur. Pas une goutte d’eau, et nulle part un seul être humain ! Il n’était pas difficile de faire le rapprochement.
L’hydromane n’attend pas le dernier moment pour économiser. Il va trouver ses voisins et leur demande un peu d’eau. On lui en donne volontiers, il y retourne. Ainsi, il ménage son propre robinet, qui partage sa susceptibilité et se ferme avant qu’il ne soit trop tard. Tout ce qu’on lui donne, il le conserve soigneusement, pas une goutte ne se perd en chemin. Les bouteilles sont déjà prêtes dans la cuisine, les étiquettes toutes préparées avec le millésime, la cire à cacheter. À vrai dire, ce n’est plus une cuisine, on pourrait plutôt parler d’un atelier aquatique. Il a déjà une coquette réserve, et, si les choses tournent mal, il pourrait tenir un moment avec sa petite famille. Mais il n’en parle pas, il craint les cambrioleurs et il juge plus prudent de ne pas souffler mot de sa cave et de tout ce qu’elle contient.
L’hydromane pleure quand il pleut. Aujourd’hui, c’était la dernière fois, murmure-t-il, nous nous souviendrons longtemps de ce jour. Bien sûr, il pleut une autre fois, mais lui, qui est un vrai « compte-gouttes », sait bien qu’il pleut chaque fois un peu moins, bientôt il cessera tout à fait de pleuvoir, les enfants demanderont : comment c’était, la pluie, et, au milieu de la sécheresse qui sévira, on aura du mal à le leur expliquer.